Fort d’expériences marquantes dans des établissements emblématiques, tant urbains qu’insulaires, Benjamin a su conjuguer rigueur, sens humain et vision stratégique pour relever des défis d’envergure : pilotage de rénovations majeures, restructuration organisationnelle, développement de partenariats d’exception.
Dans cette interview, il nous livre sa vision d’une hôtellerie de luxe exigeante mais profondément humaine. Au fil de ses propos, c’est une vision incarnée, humble et inspirante qui se dessine ; celle d’un homme qui, depuis sa fascination d’enfant pour l’élégance et le raffinement, a su transformer cette passion en un engagement durable au service de l’excellence hôtelière.
Vous avez construit une carrière impressionnante au sein de l’hôtellerie de luxe, avec des étapes marquantes chez Sofitel, Le Barthélemy à Saint-Barth et aujourd’hui, à Lausanne, au Beau-Rivage Palace ou encore au Château d’Ouchy et à l’hôtel Angleterre. Qu’est-ce qui vous a donné envie de rejoindre ce monde exigeant, et comment cette vocation a-t-elle évolué au fil des années ?
Une carrière est la résultante d’une formation, d’une projection, mais peut-être surtout de circonstances. Il faut savoir être suffisamment solide et se rendre assez libre d’esprit pour saisir les opportunités qui se présentent et relever les défis qu’elles posent.
Enfant, le monde de l’hôtellerie de luxe me fascinait déjà. Un jeu de société permettait alors de jongler avec les opérations mais convoquait surtout, à mes yeux, un mythique imaginaire d’élégance et de charme. Cette culture de l’égard offerte au raffinement et au rare me séduisait au point de lui consacrer tous mes efforts. Le plus bel accomplissement professionnel est, je crois, de parvenir à vivre selon l’adage de Confucius : « Fais un travail que tu aimes, et tu ne travailleras jamais ». Mais y parvenir dépend d’une disposition d’esprit qui consiste, à chaque étape du chemin, à apprendre à aimer ce que l’on fait pour y livrer le meilleur.
Mon apprentissage de fin d’étude chez Sofitel m’avait permis d’œuvrer successivement dans toutes les fonctions opérationnelles de l’hôtellerie, depuis la Cuisine, en passant par l’Intendance jusqu’à l’assistance de Direction. Je n’ai jamais oublié les réalités parfois ingrates du terrain et l’aspect décisif des articulations humaines desquelles l’essentiel dépend.
Depuis, j’ai eu l’occasion de travailler aussi bien pour un grand groupe que pour des indépendants, dans des sites continentaux aussi bien qu’insulaires, dans le cadre urbain comme balnéaire. J’ai également été investi dans la formation professionnelle continue pour développer le niveau d’excellence des personnels engagés. Au-delà de sa grande variété, l’hôtellerie de luxe reste partout un théâtre du réel sans cesse renouvelé, toujours en tension, et qui exige des savoir-être et des savoir-faire alertes. Quiconque y œuvre doit pouvoir incarner ce funambulisme sans effort apparent qui séduit autant qu’il satisfait le client par une irréprochable maîtrise humaine et technique, consciente par ailleurs de toutes les contraintes d’exploitation.
Vous avez commencé sur le terrain, au plus proche des équipes et des clients, avant de gravir les échelons jusqu’à la direction générale. Quelles sont, selon vous, les grandes leçons de leadership que vous avez apprises grâce à cette progression, et qui vous guident encore aujourd’hui dans votre rôle ?
Je ne raisonne pas en termes de leadership en soi, mais plutôt en termes d’incarnation et de légitimité car le leadership n’en est que la résultante. Pour entrainer à sa suite, il faut être. Être conscient de ses forces en les déployant de façon aussi rayonnante que possible, tout en demeurant lucide sur ses propres limites tant notre activité demeure étroitement liée aux circonstances. Être également exemplaire dans les tâches qui sont les siennes pour que le regard que l’on porte sur les personnes et les situations, comme les arbitrages que l’on pose ou les perspectives que l’on dessine, soient compris, appréciés, partagés.
Il faut ensuite ne jamais oublier d’où l’on vient, ni que ce que l’on accomplit n’est possible que grâce à d’autres mains qu’il convient évidemment de considérer et, plus encore, d’entendre. Si un « talent » existe dans nos métiers, il consiste donc surtout, je crois, à savoir articuler et favoriser l’épanouissement des expertises au service de l’entreprise commune. Positionner les personnels dans les meilleures conditions pour leur propre accomplissement empêche la routine et favorise l’émulation individuelle comme collective. Dès lors, propositions, adaptations, solutions, innovations, solidarités et optimisations surgissent et se renforcent mutuellement, participant d’un climat qui entretient la motivation et donne du sens au quotidien.
Vous avez exercé vos fonctions dans des environnements multiculturels, avec une clientèle internationale et exigeante. Quelles qualités humaines et managériales vous semblent essentielles pour incarner un leadership positif et inspirant dans un tel contexte ?
Les qualités humaines dont un responsable doit savoir faire preuve dans l’hôtellerie de luxe pour répondre au mieux aux défis du multiculturalisme sont en fait universelles : il faut être rigoureux et droit afin de rassurer alentour et maintenir fermement le cap, tout en sachant faire preuve de souplesse.
Il faut que son comportement, ses analyses et ses choix montrent d’eux-mêmes une maîtrise des temporalités et des registres. Fort de ces capacités d’anticipation et d’adaptation, il convient de rester lucide et disponible pour ne jamais perdre une occasion de mieux servir ses objectifs et donc d’incarner son rôle.
Travailler la porte ouverte, respecter les expertises, cultiver d’accessibles relations humaines apaisées – tantôt participatives tantôt individuelles – et s’associer étroitement aux perspectives des personnels permet par ailleurs d’instaurer et d’entretenir un climat de travail serein fondé sur la confiance mutuelle. La contrepartie – il y en a toujours – est qu’il vaut mieux ne pas porter atteinte à cette confiance, car elle est à mes yeux le bien le plus précieux au travail et peut donc compter sur toute ma rigueur pour la défendre.
En tant que Directeur des Opérations au Beau-Rivage Palace, vous avez conduit des projets majeurs (rénovations, repositionnement). Quels défis vous ont le plus marqué et comment ces expériences ont-elles façonné votre vision du leadership hôtelier ?
Je suis entré au service du Beau-Rivage Palace en 2017. D’abord en tant que Directeur de l’hébergement, j’y ai ensuite été promu Directeur Adjoint avant d’en assumer la Direction Générale depuis maintenant trois ans. Ce parcours et cette longévité témoignent d’une loyauté des propriétaires qui oblige. Ils confèrent une connaissance fine de toutes les composantes humaines et techniques du site mais, plus encore, de son identité, entre héritages et projection dans l’avenir. Parmi les défis qu’il m’a été donné de relever, j’en mentionnerai trois.
Le premier est l’accomplissement d’un ambitieux programme de rénovation de l’aile historique de la Maison. Coordonner les prestataires, optimiser les interventions en corrigeant, chemin faisant, ce qui n’avait pas pu être anticipé ou pensé, pour parachever dans les temps – à la plus grande satisfaction de nos propriétaires et de nos clients – un chantier majeur dont je n’étais pas à l’origine fut un défi d’autant plus important que nous assurions simultanément l’exploitation commerciale de l’autre aile de la Maison. J’avais déjà connu la gestion complexe d’un parachèvement de chantier dans les conditions singulières d’un environnement insulaire à l’occasion de la livraison de l’hôtel Le Barthélémy à Saint-Bart. Mais, s’il fallait alors y coordonner l’avancée des travaux comme la constitution des nouvelles équipes appelées à y servir, au moins n’avions-nous pas à répondre simultanément aux exigences d’une clientèle et d’un rang à tenir.
Le deuxième défi fut plus interne et structurel. Les établissements de Sandoz Foundation Hotels comprennent, à Ouchy, Le Beau-Rivage Palace d’un côté et, de l’autre, les deux hôtels quatre étoiles voisins : le Château d’Ouchy et l’hôtel Angleterre. Ma promotion fut l’occasion de réviser la structure directoriale bicéphale en place jusqu’à lors. Je centralisai ainsi la Direction Générale des trois maisons, en recrutant un Directeur des Opérations partageant le même périmètre, pour mieux coordonner nos équipes transversales et opérationnelles. Cette audacieuse réforme a permis de fluidifier la gestion articulée et complémentaire des trois hôtels, en divisant les risques sans accroître les coûts. Je suis heureux d’être parvenu à rallier à ces vues toutes les parties engagées et, plus encore, que cette nouvelle organisation ait immédiatement montré sa plus-value.
Le troisième défi a consisté à amorcer une nouvelle forme de développement de l’identité et des services de chacun des hôtels. Au-delà d’efforts constants de rafraîchissement et d’entretien de tous les sites, ce fut particulièrement, au Beau-Rivage Palace, la rénovation et l’agrandissement du restaurant doublement étoilé « Pic au Beau-Rivage Palace », ainsi que l’inauguration d’un nouveau partenariat avec la Maison Guerlain pour le SPA. Le Château d’Ouchy connait, de son côté, une politique événementielle particulièrement dense tout au long de l’année, et qui a largement rencontré son public. L’hôtel Angleterre a quant à lui déjà bénéficié d’une rénovation radicale sur la moitié de sa structure et s’apprête à parachever sa mue dans les mois qui viennent.
Au-delà de ces aspects logistiques, il y a en outre d’autres engagements essentiels dont dépendent l’’exploitation et le maintien du niveau de nos Maisons aux rangs qui sont les leurs.
J’en mentionnerai deux, communs je crois à tous les acteurs de l’hôtellerie, et spécialement de luxe. Le premier concerne le recrutement. Dans un contexte de changement générationnel particulièrement marqué depuis la récente crise sanitaire qui a ébranlé nos sociétés jusqu’à certains modes de pensée, les personnels semblent ne plus envisager leur carrière sous les mêmes modalités et temporalités qu’auparavant. Il nous faut donc apprendre à maintenir le niveau de nos prestations avec des collaborateurs dont les aspirations individuelles sont plus changeantes, flexibles ou de court terme. Le deuxième concerne la clientèle. Pour que nos établissements vivent et se développent, il faut qu’ils rencontrent leur clientèle très en amont de leur venue, mieux encore que par le biais des seuls supports de communication indirects existants. C’est tout l’enjeu du démarchage commercial physique que nous entretenons auprès des principaux acteurs du secteur qui articulent les marchés et participent à la solidité de nos taux d’occupation.
Après toutes ces années dans le luxe hôtelier, à vos yeux, quelles sont aujourd’hui les dimensions qui rendent une expérience vraiment inoubliable pour les hôtes ? Et comment insufflez-vous cette vision à vos équipes ?
Au-delà d’un hébergement et d’une assiette dont la qualité se trouve de plus en plus disputée à travers le monde du fait de standards exigeants, d’innovations permanentes et de bonnes pratiques partagées, ce qui rend une expérience hôtelière « inoubliable » procède, je pense, de trois leviers « signature ».
Le premier est un site singulier, un environnement soigné, dont les agréments et services soient les plus séduisants et mémorables possibles. Le deuxième est une culture propre – pour ne pas dire une identité – qui garantisse une fidélité à la tradition et offre à nos hôtes d’entrer à leur tour dans la légende. Le troisième est une intelligence émotionnelle collective faite de sourires, de gestes, de mots et d’égards simples et réjouissants qui offrent quotidiennement à chacun – et pas seulement aux clients – une authentique considération.
Pour maintenir un tel esprit, il faut régulièrement rappeler aux équipes à quel prolongement elles œuvrent pour donner du sens et de la fierté à leurs efforts, cultiver sans cesse l’émulation en mettant en lumière les talents et les reconnaissances professionnelles, et associer autant que possible aux décisions et à la programmation pour que l’engagement soit le plus largement partagé.
Chez nous, le passé oblige, le présent défie, l’avenir commande. Pour être à la hauteur, il faut donc avoir, chacun à sa place – comme nos vénérables Maisons – les sommets pour seul horizon.
Si vous repensez à ce jeune homme animé par une fascination presque instinctive pour les palaces et les belles maisons, et que vous le mettez face au directeur que vous êtes devenu… que lui diriez-vous ?
Je lui dirai qu’il a bien fait d’épanouir solidement sa vie affective et de ne pas la sacrifier à son ambition professionnelle. En faisant de la première le moteur de la seconde, celle-ci a pu finalement grandir plus vite et plus haut.
Les carrières qui ne peuvent que se déployer à l’international sont moins affaire d’individualité que de couple, et ce n’est que par un équilibre personnel solide que l’on peut pleinement s’accomplir, affronter les difficultés, dépasser les écueils, partager les succès, rencontrer les opportunités et, finalement, tracer sa trajectoire.
Et pour terminer sur une note personnelle, si vous étiez :
- Un cocktail signature :
Œuvrer dans l’industrie du luxe ne condamne pas aux goûts singuliers ou à n’aspirer qu’au rare dans ses préférences personnelles ; d’autant que les plaisirs les plus simples sont souvent les meilleurs. J’aurais aimé vous répondre par quatre références fulgurantes aussi nettes qu’arbitraires, mais hélas rien ne se détache spontanément dans mon esprit pour répondre aux catégories que vous énumérez.
Sans négliger les mérites de la mixologie dont nous soutenons le développement créatif dans nos points de vente, je préfèrerai toujours au plus savoureux ou original des cocktails une flûte de Champagne Blanc de Blancs. L’élégance est souvent dans l’épure…
- Un film :
Il m’est difficile de vous citer un long-métrage emblématique, sauf à renvoyer à un écho d’ordre privé qui n’aurait de sens que pour moi : de l’épopée à l’intrigue en passant par la comédie romantique ou burlesque, le film qui a ma préférence est celui qui m’emporte par une atmosphère et une histoire dépaysante et intense.
- Une voiture de luxe :
Je ne suis pas un passionné de voiture, même si j’en apprécie les agréments. Aussi vous laisserai-je libre d’interpréter qu’à mes yeux l’essentiel consiste en une direction sûre et souple, une tenue de route fiable, un confort de conduite et une autonomie programmés pour la longue distance, un vrombissement doux, des performances sages et une allure discrète.
- Une musique d’ascenseur :
Quant à la musique d’ascenseur, je privilégierais plutôt une captation d’ambiance pour réserver à la musique la juste place qui doit être la sienne, jamais imposée à l’humeur d’autrui. Aussi choisirais-je plutôt de diffuser dans un ascenseur la bande son naturelle d’un sous-bois tropical où le chant des oiseaux. Les trajets les plus courts ne doivent pas empêcher le voyage…