30/10/2019

INTERVIEW : Julien Lucas, chef exécutif de La Table du Connétable*

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Homme de défis, de recherche, Julien Lucas redonne depuis 2017 à La Table du Connétable les lettres de noblesse acquises précédemment par Arnaud Faye. Mais le chef ne cherche pas l’excellence dans la continuité, le confort de la tradition. Originaire de Lorraine, il s’est jeté à corps perdu dans la découverte des produits locaux, des mal-aimés ou des peu aimés, de l’endive à la carpe en passant par la betterave… C’est dans le somptueux cadre de l'Auberge du Jeu de Paume, 5* Relais & Châteaux, située aux portes du château de Chantilly, que, tel un chimiste, un inventeur, Julien Lucas tire l’essence des produits du terroir et les sublime grâce à d’étonnantes et subtiles harmonies, des techniques abouties. Ce jeune chef puise son inspiration dans une terre dont il a conquis, semble-t-il, le cœur.

Vendom-jobs. Pourriez-vous nous parler de votre background, vos mentors ?

Julien LUCAS – J’ai commencé la cuisine vers 10-12 ans en aidant un peu mes parents dans leur restaurant en Moselle. Après avoir fait l’école hôtelière, mon père m’a conseillé d’entrer directement en apprentissage chez les meilleurs. J’ai été mis en relation avec Philippe Braun de L’Atelier de Joël Robuchon où je suis entré directement après mon examen. Ce fut une expérience enrichissante mais très compliquée. Il s’agissait d’une ouverture, les conditions étaient difficiles, le rythme haletant. Arrivant de province, je pensais que c’était tout à fait normal, j’y ai donc beaucoup appris. J’ai passé ensuite deux ans au Bristol avec Éric Fréchon. Les deux sous-chefs de l’Épicure venaient d’être promus MOF. Cela faisait un total de quatre MOF en cuisine incluant Franck Leroy et Eric Fréchon. Quand on démarre, on aspire à se retrouver dans ce genre d’atmosphère qui vous tire vers le haut. Je me sentais tout petit dans cette brigade de 70 cuisiniers, j’avais des étoiles plein les yeux !

Après un bref passage chez Pierre Gagnaire, j’ai continué à enchaîner les ouvertures : celle de Joël Robuchon à Monaco, celle du Four Seasons à Bora Bora. Entre temps, j’ai passé deux ans au Spoon d’Alain Ducasse à Londres. J’ai ensuite aidé mes parents pour une ouverture au Luxembourg puis je suis passé à la Tour Eiffel avec Ducasse, l’ouverture de La Grande Maison à Bordeaux par Robuchon encore. Enfin, avant mon arrivée ici, j’ai été le bras droit de Patrick Bertrand au Relais Bernard Loiseau.

V.J.- Qu’avez-vous tiré de toutes ces ouvertures ?

J. L. – Elles furent, pour moi, des expériences toutes différentes. Une ouverture est un évènement humainement très intense, entre autres, car nous savons que, quoiqu’il se passe, tout le monde ne restera pas. On se lie aux personnes que l’on côtoie et pour toujours, à mon sens, tant ces moments sont intenses et prenants. Nous sommes parfois amenés à travailler très tard dans la nuit. Ce sont des moments très enrichissants et, autant le dire, ils nous obligent à apprendre à nous aimer, nous respecter.  

V.J. - Malgré un héritage familial fort en matière de cuisine, puis-je vous demander vers quelle(s) profession(s) auriez-vous pu vous tourner si vous n’étiez pas devenu chef ?  

J. L. - Vers beaucoup de professions très différentes, j’imagine, car je suis une personne assez curieuse. J’ai toujours aimé les chiffres. J’aurais pu travailler dans une banque mais, ayant besoin d’un domaine d’excellence, de challenge, de chercher à atteindre les niveaux les plus hauts, je pense que je me serais dirigé vers une banque privée.  Sinon, une discipline artisanale, comme l’ébénisterie, qui demande aussi une grande maîtrise technique et de l’exigence.

V.J. - Vous attachez une grande importance à la régionalité, pourriez-vous nous citer quelques-uns de vos producteurs favoris actuellement, et pourquoi ?

J. L. – Je travaille à La Table du Connétable avec une trentaine de fournisseurs. L’un se trouve juste à 5 min de l’hôtel à Orry-la-Ville et nous fournit en champignons. Nous en avons un à Sacy-le-Grand uniquement pour les asperges et un potager à Ognon pour les herbes aromatiques. Un producteur en baie de Somme nous procure également du safran. L’idée est, en effet, de s’approvisionner quasiment uniquement avec les produits du terroir. Ne connaissant pas la région, sa cuisine, sa culture, je les ai approchés en arrivant ici. Il me semblait indispensable de faire découvrir la région picarde aux clients. Les premiers légumes auxquels je me suis confronté étaient l’endive, la betterave, la pomme-de-terre qui sont souvent les plus mal-aimés des consommateurs. Je savais que ce challenge allait m’amuser !

V.J. – En effet, vous aimez mettre en valeur des produits qui sont rarement cités parmi les favoris des consommateurs. Pourquoi appréciez-vous tant de les travailler ?

J. L. – Pour moi, certains sont vraiment représentatifs d’une époque. Ainsi, la chicorée était le café du pauvre. Quand on pense à la betterave, on imagine le plus souvent celle précuite de la grande distribution, au goût terreux. La clientèle nous a aussi amenés à réfléchir sur ces produits. Un jour une dame m’a dit que je lui avais fait redécouvrir la betterave. Ou encore, des gens qui pensaient ne pas aimer l’endive se sont pris à l’apprécier en venant chez nous. C’est l’amertume qui déplaît dans les grosses endives vendues dans le commerce.  J’aime beaucoup travailler ces produits. D’ailleurs, j’ai même créé un dessert à l’endive !

V.J. – Pourriez-vous nous en parler ? Le mariage endive-chocolat est surprenant et audacieux. D’où vous est venue l’idée ?

J. L. – J’ai porté ma réflexion sur cette image d’amertume de l’endive. La chicorée, comme substitut de café, ne l’ai pas. Je me suis alors demandé comment en fabriquer. J’ai centrifugé l’endive pour obtenir de l’eau que j’ai faite réduire ; plus on réduit plus on se rapproche de cet aspect de café. Ce goût agréable m’a intéressé. Ensuite, je me suis penché sur la question de l’amertume de l’endive confrontée à celle du chocolat. J’ai pris un chocolat volontairement moins amer, qui allait compenser l’amertume de l’endive. J’ai fait ensuite une mousse avec l’endive centrifugée, ce qui donne un arrière-goût de café. Donc, en fait, vous mangeait un dessert qui n’est que de l’endive mais qui n’a pas le goût de l’endive !

Nous travaillons en salle à bien mettre cette démarche en évidence. Les clients que je rencontre me disent que le trompe-l’œil est magnifique et pensent qu’il n’y a pas d’endive dedans, d’où leur surprise !

V.J. – Comment composez-vous votre carte ?

J. L. – D’une part, les retours clients sont essentiels. Ils sont nos premiers testeurs. Lorsque j’effectue un tour de salle et qu’un plat fait l’unanimité, je me rends compte que nous sommes dans la bonne direction. C’est ainsi que je construis mes cartes. En amont, mon point de départ est toujours une envie, l’envie de travailler un produit en particulier mais aussi parfois, l’inverse. Je réfléchis alors autour du légume que j’ai à disposition. Je suis entouré de potagers et j’apprécie particulièrement de valoriser le légume, peut-être même plus que la viande ou le poisson. Nous avions ainsi proposé à la carte un chevreuil au butternut. J’avais décidé de présenter le butternut au client avant la viande et qu’on le travail devant lui en quenelle. Le chevreuil arrivait ensuite, garni de copeaux de châtaignes et du jus de viande.

V.J. – L’association avec les herbes est-elle aussi importante pour vous ?

J. L. – Il y a beaucoup d’herbes et de plantes maritimes que j’ai découvertes en arrivant ici. Je dirais que cela dépend du caractère que l’on souhaite donner au plat. Je me pose continuellement cette question. Pour moi, un plat ne doit pas être ennuyant. Il faut qu’il se passe quelque chose au milieu d’un plat, que les saveurs changent, évoluent. Les plantes peuvent aider en cela. Par exemple, un poisson assez doux comme un poisson de rivière peut être relevé par une herbe maritime.

V.J. – Comment s’approprie-t-on la table gastronomique d’un lieu si renommé ?

J. L. – Je suis arrivé ici à 31 ans, mon premier poste en tant de chef exécutif. Je me suis jeté dans l’aventure ! L’Auberge du Jeu de Paume est l’un des plus grands Relais & Châteaux d’Europe avec trois restaurants. Le plus grand challenge à relever était de faire revenir les fidèles. J’ai passé ma première année à tenter de les reconquérir.

V.J. – À votre jeune âge, face à votre succès, s’inscrit-on déjà dans un processus de transmission, vis-à-vis de ses équipes, ses apprentis ? Si oui, comment ? Dans quel état d’esprit ?

J. L. – Je ne pense pas appliquer un type de management classique mais plutôt « à l’américaine ». Je suis à l’opposé de beaucoup de chef en France. Je n’admets aucune pression en cuisine. Avant de commencer à 9h, nous nous retrouvons deux fois par semaine pour courir sur l’hippodrome de Chantilly.  Nous organisons également régulièrement des divertissements (escape game, paintball…), des sorties, des visites de restaurants 3 étoiles, de caves à vin, etc. Je mets un point d’honneur à toujours me montrer disponible, accessible, à l’écoute de mes collaborateurs. Quand nous avons reçu l’étoile au Crillon, nous sommes arrivés en équipe pour la recevoir, ce qui est très inhabituel. Je pense aussi que, de nos jours, la transmission se fait différemment. Nous nous trouvons confrontés à de jeunes générations qui admettent peu de commencer tout en bas de l’échelle. Il convient donc de leur inculquer les bases selon une pédagogie différente, en les fédérant à une équipe notamment. 

V.J. – Quelle serait votre saveur « madeleine » ?

J. L. – C’est une question difficile, je ne pense pas en avoir. Je suis évidemment un grand amateur de vin… Toutefois, les pommes de terre rôties de mon grand-père accompagnée de saucisses – faites par lui, il était boucher – et d’une salade verte. En y pensant, cela reste un goût particulier pour moi, que je ne saurais reproduire. Mais peut-être aussi car il s’agit d’un goût de l’enfance.  

V.J. – Un plat, un accord que vous rêveriez d’élaborer, auquel vous pensez en ce moment ? Un nouveau produit que vous aimeriez « disséquer » ?

J. L. – Je suis très attaché aux poissons de rivière. Pour des raisons de durabilité et de préservation des fonds marins, je ne cuisine pas de poisson de mer mais aussi par intérêt pour les produits locaux. Actuellement, je travaille la carpe. C’est un poisson difficile, assez ingrat car elle a énormément d’arêtes. J’essaie de comprendre comment valoriser tous ces poissons.

 

La Table du Connetable* à l’Auberge du Jeu de Paume, 5* Relais & Châteaux

4 Rue du Connétable

60500 Chantilly – France

0033 3 44 65 50 00

Site Web

 

(Crédit photo : D. R.)

 

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